Un film réalisé par Jean Baptiste Frappat
Écrit par Philippe Valls, en collaboration avec Nicole Dagnino
Depuis sa conception en 2016, le film documentaire « Dessiner malgré tout » a connu 3 périodes de tournage en France (2017) et au Liban (2018 et 2020) jusqu’au montage en avril 2021.
Cette note d’intention situe le projet dans sa genèse et livre des informations sur le pourquoi et le comment tout au long de sa réalisation.
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NOTE D'INTENTION par Jean-Baptiste Frappat
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Manuel, 12 ans. Ma maison cassée. Espagne 1936-39
Erika Tausikova, 9 ans. gazée à Auschwitz en octobre 1944
(in) BRAUNER A & F - J’ai dessiné la guerre, le dessin de l’enfant dans la guerre,
Ed. Expansion Scientifique Française, Paris 1991
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"On ne raconte pas la guerre du point de vue des enfants, ils sont cantonnés au rôle de victimes" note Jasminko Halilovic qui a rassemblé des souvenirs des enfants survivants du siège de Sarajevo pour constituer le musée de l'enfance en guerre.
"Des enfants qui grandissent pendant un conflit : cette histoire est universelle", dit-il. "Avec le musée, il s'agit de célébrer la force de vie et la résilience des enfants, capables de toujours créer un monde qui leur est propre et de se défendre dans un environnement difficile".
"Que faire avec les enfants qui ont vécu la guerre ? "
À cette question, la première réponse de Françoise et Alfred Brauner [i] durant la guerre d’Espagne a été de proposer aux enfants de jouer, de dessiner "ce qu’ils avaient vécu"
L’intérêt spécifique pour le dessin d’enfant dans la guerre s’est réellement forgé pendant la guerre d’Espagne (1936-1939), au moment où les Brauner, engagés dans le Secours Rouge International, ont découvert cette expression graphique singulière et sa faculté cathartique.
Toute leur vie, ils collecteront des dessins d’enfants de tous les conflits possibles, à partir de la Première Guerre Mondiale. Aux dessins d’Espagne sont venus s’ajouter ceux des camps de concentration, du Japon, du Vietnam, d’Algérie, du Liban, du Cambodge, du Salvador, d’Afghanistan, de Palestine, de Tchétchénie… qui livrent de toutes ces histoires un témoignage poignant et permettent d’aborder les guerres contemporaines d’un point de vue exceptionnel, "à hauteur d’enfant"
À partir de 1988, ce cheminement des Brauner avec les enfants s’est croisé avec celui de l’ONG Enfants Réfugiés du Monde (ERM) animée par Nicole Dagnino et Philippe Valls
De 1982 à 2008, ERM s’est tenue aux côtés des enfants réfugiés et déplacés dans le monde.
Dès les premières missions, à Beyrouth et au Guatemala, les équipes ont invité les enfants à jouer et dessiner librement dans des "centres d’animation", précaires ou "en dur", où ils ont retrouvé, à travers leurs jeux qui se prolongeaient en dessins, cette part d’enfance dont les privaient la guerre et l’exil.
Ainsi ils ont ouvert un espace et un temps protégés pour rejouer le passé, se jouer des oppresseurs, déjouer le piège de la répétition du malheur… et même en rire.
Chemin faisant, des milliers de dessins ont été produits sur le terrain, au Mexique, au Guatemala, au Liban… à la fois témoins et passeurs de l'histoire de ces enfants.
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Ambrosio. « Attaque d’hélicoptère ». Camp de déplacés, Las Violetas, Guatemala 1988. © ERM-S
​Carlos. “La guerre”. Camp de réfugiés, La Sombra, Mexico 1982. © ERM-S
Que nous apprennent-ils ?
Que le jeu éloigne la peur.
Non parce qu'il efface les traumatismes de la guerre et de l'exil mais parce qu'il distrait et met à distance la crainte d'être "tuable" à tout moment. Ce qui enlève la peur, c'est le plaisir de jouer et la joie qu'il procure.
"Un enfant qui ne joue pas est un enfant qui meurt" était la devise d'ERM.
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Chaque enfant dans la guerre, pour résister à ses souffrances et à la tristesse, a besoin de vivre une autre expérience de vie. Pour les enfants, c'est celle du jeu que prolonge le dessin.
Aujourd’hui nous vous proposons de poursuivre ce travail en filmant des enfants qui dessinent et en les écoutant raconter leurs dessins.
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« C’est la guerre que j’ai vue, que j’ai dessinée »
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Enfants de Syrie réfugiés au Liban, juin 2018. © ERM-S
SYNOPSIS
Après la guerre, ou pendant la guerre, des enfants dessinent. . A travers leurs dessins, ils nous racontent, ils se racontent.
Ce sont des enfants syriens… Ils ont entre six et quatorze ans. Ils s’appellent Ahmed, Ali, Mona,
Naghan…Ils ont fui la Syrie en guerre, les bombardements, les massacres.
Tous ont vécu la peur, l’expérience de la perte.
Au Liban, tous vivent l'exil dans des camps de réfugiés en milieu urbain ou rural :
à Beyrouth, dans les camps palestiniens de Sabra et Chatila. Au Nord, près de Halba, dans des villages de tentes.
C’est à ces enfants que nous proposons un temps de dessin selon un protocole particulier.
L’imminence de la guerre, de la violence n'est évidemment pas la même selon les lieux et les moments. Ces temps de proximité immédiate ou de plus grand éloignement avec le conflit armé se ressentent immédiatement dans les dessins d'enfants.
D’expérience, nous savons que les enfants ne dessinent pas la même chose selon qu’ils sont dans la guerre, sur la route de l’exode ou dans le refuge. Souvent, dès que les combats s'éloignent, la guerre disparaît des dessins et les enfants se mettent à dessiner la paix.
Ils expriment alors aussi leurs espoirs et leurs aspirations du moment.
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Enfant de Syrie réfugié au Liban, juin 2018. © ERM-S
C’est ce que nous avons pu observer lors de séances que nous avons filmées en 2017 en banlieue parisienne, dans le centre d’accueil de réfugiés installé par Emmaüs à Ivry, ainsi que dans des centres éducatifs de différentes ONG libanaises (Amel, Tahaddi, Arc-en-ciel, etc.) à Beyrouth et Halba en 2018 et 2020.
Sur place, nous travaillons avec les personnes qui s'occupent régulièrement des enfants et donc qui leur sont proches et qui ont leur confiance : animateurs, psychologues, éducateurs.
Ce sont les « facilitateurs », les passeurs, entre les enfants et nous, autant que les traducteurs de ce qui se dit au cours des séances.
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Une invitation à dessiner librement
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Un lieu, une consigne, un dispositif, une séance de dessin avec un début et une fin.
Comment inviter les enfants à dessiner ?
En créant un lieu, un espace qui leur soit réservé : un temps d’enfance pour jouer, dessiner.
Ce dispositif sera le même tout au long du tournage : huit enfants dessinent ensemble dans un même espace. C’est important qu'ils soient ensemble, que le temps du dessin soit un plaisir partagé.
Chacun dispose d'un chevalet et de plusieurs feutres de couleur. Ils dessinent sur du plexiglass. La transparence du support nous permet de filmer au plus près les visages des enfants en même temps que les dessins en train de se faire. (certains dessinent même des deux côtés du plexiglass).
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Enfants de Syrie réfugiés au Liban, juin 2018. © ERM-S
Filmer à hauteur d'enfants: les gestes, les corps, les mains, les regards, l'expression des visages,
la marque du vivant, les moments de concentration, d’émotion, les mouvements, les hésitations,
les effacements.
Filmer ce qui est commun à tous les enfants et ce qui est propre à chacun.
Durant la préparation de la séance avec l’animateur-trice, il faut tenir le paradoxe de notre demande : en insistant sur l’occasion qui s’offre à chaque enfant de « raconter » son histoire et ce qu’il a vu, mais en lui rappelant qu’il peut tout aussi bien dessiner ce qu’il veut et comme il veut
Il ne s’agit pas d’imposer un thème aux enfants, mais de les inviter à dessiner le plus librement possible : dessiner une histoire, leur histoire, leur voyage, « une journée particulière » qui a marqué leur vie. Et même un rêve.
Lors de cette préparation, il faut souligner l’importance du climat de confiance pour que l’enfant s’autorise à dessiner la guerre et l’exil. Mais aussi insister pour que l’animateur-trice s’en tienne à une invitation au dessin et un soutien pratique neutre, autrement dit, n’intervienne pas dans le dessin de l’enfant par un commentaire ou en effaçant à sa place.
La façon dont est présentée la séance aux enfants compte beaucoup – la demande implicite de l’adulte que guette l’enfant …
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Une invitation à parler
« Ceux qui peuvent vraiment parler sur les dessins, ce sont les enfants dessinateurs eux-mêmes », rappelait. Alfred Brauner .
Lors de ce temps, il s’agit donc pour l’animateur-trice d’amorcer une parole sur ce que l’enfant a dessiné et de l’inviter à en parler.
Derrière les chevalets, face à leurs dessins, les enfants racontent.
Ils parlent de leur expérience de la guerre.
Pour d’autres, c’est plus dur. Saisis par l’émotion de ce qu’ils viennent de dessiner, certains sont incapables de témoigner, comme empêchés par la violence des souvenirs
Nous filmons ces échanges, ces silences.
Nous rapportons la parole de ces enfants, la mémoire toujours vivante de ce qu'ils ont vécu, la guerre, l'exil, leur évocation de ces temps d'une expérience partagée.
Relier sans cesse l'enfant qui dessine à son dessin, c'est prendre au mot ce qu’il dit, s'abstenir de parler à sa place, respecter son silence le temps qu’il dure, refuser de lui faire dire ce que les adultes attendent qu’il dise.
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Enfants de Syrie réfugiés au Liban, juin 2018. © ERM-S
Durant les séances, que s’est-il passé ?
Les enfants ont aimé dessiner même si l’expérience a pu être douloureuse.
Toute une histoire dans chaque dessin
A certains moments, aussi bien dans le dessin que dans le récit, des enfants sont gagnés par l’émotion ; il y a quelque chose qui remonte et qui peut déboucher sur des larmes et des sourires.
A nous de veiller à ce que cette émotion soit contenue et qu’elle ne déborde pas l’enfant.
C’est aussi le rôle des animateurs-trices que d’accueillir cette émotion et de la contenir.
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Un va-et-vient entre les images et les mots, entre le visible et le non-visible
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De retour en France, nous avons repris chacun de ces dessins, chacun de ces récits, cette parole qui est difficile à transmettre, avec ses silences, ces regards embués, de la chaleur, des sourires.Une sorte de va-et-vient s'opère entre les images et les mots, les uns fécondés par les autres.
L’ ensemble des dessins forme une communauté graphique. Qu'ils aient fui la ville ou le village, tous ces enfants ont vécu la guerre. Cette expérience de la violence leur est commune. Leurs dessins ont comme un air de famille : les maisons sont bombardées d'un dessin à l'autre, les avions traversent tous les ciels.
On peut aussi percevoir des différences entre les dessins selon la proximité de l'événement violent. Ainsi les réfugiés qui sont à l'abri depuis plus longtemps dessinent plus volontiers des enfants jouant parmi les fleurs, même si la tristesse reste présente dès qu'ils évoquent les pertes.
Mais tous ont été affectés. Tous ont dit la peur, la terreur, l’effroi.
Cet éprouvé, les enfants l'expriment en un récit qui mêle l'individuel et le collectif.
J’ai de la peine pour la Syrie. Elle était tellement belle… Mais elle est détruite.
Je suis triste, car je ne peux plus y retourner. Je sens que je vais montrer au monde entier l’histoire de la Syrie.
Ils racontent leurs propres histoires, dans les moindres détails, d'espace et de temps : des histoires qui résonnent encore.
Nous vivions dans un village, il y avait la guerre… Un avion est arrivé et a tué beaucoup de nos proches.
Nous sommes partis au Liban. Mais on a laissé mes grands-parents en Syrie. Nous nous sommes enfuis sous les bombardements et j’ai perdu ma jambe. Nous nous sommes installés au Liban. Ma jambe était blessée puis s’est infectée. Ils m’ont emmenée à un dispensaire, ils m’ont dit qu’ils allaient refermer la cicatrice mais ils n’ont pas réussi. Ils m’ont dit qu’il fallait amputer. Pour autre chose, il fallait payer…
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Comment as-tu vécu cet événement ?
Comme une grande peine et une grande persécution.
À ces histoires personnelles s’ajoutent celles de leurs parents qui deviennent aussi les leurs. C'est ainsi qu'émerge une mémoire collective et une histoire partagée. Toute une mémoire chuchotée .
Ce n’est pas l’enfance en guerre racontée par les adultes, c’est la guerre vue à hauteur d’enfant.
En cela, le film ne s'adresse pas uniquement aux grandes personnes mais aussi à l'enfant en nous, à l’enfant blessé en nous, à l’enfant qui regarde le monde tel qu'il ne va pas, en chacune et chacun d’entre nous.
Pour ceux qui les regardent, ces dessins évoquent des choses différentes : histoire de tous ou d’un seul, témoignage ou création artistique, détresse ou rêve, mystère, espoir..
Pour nous, l’important c’est que les enfants s’expriment et c’est de soutenir, en même temps que leur droit à vivre, leur droit à exister en tant qu’enfants.
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Enfants de Syrie réfugiés au Liban, juin 2018. © ERM-S
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Françoise Brauner (1911-2002) pédopsychiatre et Alfred Brauner (1910-2002), pédagogue, docteur en lettres, ont d’abord œuvré en commun au service d’enfants victimes : guerre d’Espagne, enfants juifs persécutés en Allemagne.
En 1945 ils ont participé à l’accueil d’enfants survivants des camps d’extermination allemands.
Par la suite, leur effort a porté sur la réadaptation d’enfants gravement handicapés en privilégiant l’aspect éducatif et sur l’autisme infantile.