À travers le dessin, la guerre « à hauteur d’enfant »
Anne Schneider - Sens Critique, le 28 février 2022
La guerre… Une affaire d’adultes… dit-on… Mais les enfants, sous les bombes des grands…? Que deviennent-ils ? Et que deviennent-ils, lorsque leur pays, en guerre, les a contraints à l’émigration, parfois avec seulement des lambeaux de famille ? La question se pose, avec obstination, à chaque nouvelle guerre, et revient avec une régularité qui n’a toutefois rien d’une ritournelle de comptine. Longtemps, trop longtemps, les enfants ont été livrés à eux-mêmes, pour élaborer comme ils le pouvaient ce qu’ils avaient dû affronter. Sans doute les considérait-on comme déjà bien chanceux d’avoir survécu. Mais au terme de la Première Guerre Mondiale, un couple, Françoise (1911-2002) et Alfred Brauner (1910-2002), s’est penché sur leur destin et a invité ces enfants à dessiner « ce qu’ils avaient vécu ». Une démarche qui a engendré celle de l’ONG ERM (Enfants Réfugiés du Monde), animée notamment par Nicole Dagnino et Philippe Valls, entre 1981 et 2008, lors d’une quarantaine de missions qui les ont conduits au Liban, au Guatemala, au Mexique… En 2008, l’association ERM-S (Enfance Réseau Monde-Services) prenait la suite, avec en son sein plusieurs membres de l’équipe précédente, parmi lesquels Nicole Dagnino et Philippe Valls.
De ce long accompagnement d’enfants très directement touchés par la guerre et l’exil, est né le projet de ce film, écrit par Philippe Valls, que l’on entend lire certains de ses textes, et avec la collaboration de Nicole Dagnino. Le cinéaste Jean-Baptiste Frappat, à l’image et à la réalisation, a ainsi porté son regard vers les enfants réfugiés de Syrie dans le camp de Sabra, à Beyrouth, à l’occasion de deux missions successives, en juin 2018 puis mars 2020. Le dispositif mis en place s’inspire du documentaire d’Henri-Georges Clouzot, « Le Mystère Picasso » (1956). Huit enfants d’entre six et quatorze ans, rassemblés dans l’une des hautes salles du Centre Educatif Tahaddi, sont conviés à dessiner sur un support en plexiglass, tenu par un chevalet ; non seulement « ce qu’ils ont vécu » mais, tout aussi bien, ce qui leur chante à ce moment précis, ou même un rêve. Des feutres de couleur leur sont fournis, la transparence du support permettant même le blanc. Autre grand luxe lié à l’usage du plexiglass : le trait est effaçable, d’un simple coup d’éponge, ce qui autorise les rétractations, les remords, les peaufinages… Et surtout, comme dans le génial concept de Clouzot, les voyeurs que nous sommes n’en sont pas réduits à lorgner coupablement par-dessus l’épaule du jeune artiste qui ne nous opposerait que son dos. Tous les angles s’offrent à la caméra, parfois très mobile, de Jean-Baptiste Frappat, y compris celui qui nous autorise à contempler le dessinateur en pleine face. Le menu se fait plantureux, puisque l’on peut, d’un même regard, scruter le dessin, la main de l’enfant, son tracé et, surtout, son visage. On mesure sa concentration, on observe ses moues d’application, ses hésitations, sa détermination… Parfois, très joliment, un enfant sourit à son dessin… Ils ne sont pas seuls. Alternativement, des adultes encadrants sont présents, pour donner les consignes initiales, puis pour conduire les enfants à parler de leur dessin, en passant de l’un à l’autre. Interviennent ainsi Rana Ghosn, assistante sociale, puis Rêve Romanos et Nadine Zeidan, toutes deux psychologues. Avec une habileté qui semble se façonner au contact des enfants, elles suscitent les mots, éveillant d’autres sourires, parfois des larmes, lorsque ce qui est évoqué fait trop mal. Les enfants, le plus souvent, se laissent volontiers entraîner dans le flux du dialogue, mais parfois l’endiguent, esquivent le questionnement, le mettent en déroute, parfois encore deviennent soudainement muets. Car ce qui est tracé est souvent dur, voire violent. Les enfants ont tout vu, tout entendu, tout compris, et savent tout nommer. Surtout lors de la première mission de 2018, les avions, les bombes, les armes, systématiquement représentées de façon très phallique (au point qu’on aurait pu ne pas comprendre sans l’explication de l’enfant !), les explosions, les incendies, les destructions, les blessés, les morts, des membres de la famille désormais perdus abondent. Même si le groupe des huit enfants n’est que partiellement le même en 2020, le climat pictural semble s’être plutôt apaisé : les fleurs, les papillons, des images idéalisées du pays en paix se font plus fréquentes. Mais, dans les deux tournages successifs, et de façon plus systématique encore en 2018, rares sont les dessins dans lesquels ne figure pas une maison ou un bâtiment autre : école, mosquée, immeuble, hôpital… Ce lieu en dur, en principe, espace protecteur qui abrite des gens, et dont la dernière des vocations est de se trouver détruit… En ces jours où une guerre toute proche meurtrit le continent européen, on mesure mieux que jamais la portée d’un tel documentaire, et l’urgence qu’il y aura, très vite, à venir en aide au petit psychisme blessé d’enfants dont le corps aura eu l’immense chance de sortir vivant et, on l’espère, suffisamment indemne, du conflit.